Vers
la fin de ses jours, Georges Terraz, deuxième fils de Marc et
d'Ernestine, a rédigé un document de plus de 200 pages à l'intention de
ses enfants et petits enfants. Il y narre une période de sa vie : de sa
naissance, en 1907, jusqu'à l'année 1947. Cet ouvrage, riche
d'enseignements sur la vie de la famille Terraz, est particulièrement
bien écrit.
Fait
notable: alors que Georges n'était guère allé plus loin que le
certificat d'études, son manuel est quasiment exempt de fautes
d’orthographe. Rappelons qu'à l'époque l'élève qui s'aventurait à écrire
"ognon" au lieu d'"oignon", ou "nénufar" plutôt que "nénuphar", prenait
un coup de règle sur les doigts, un zéro pointé et une retenue... sans
oublier une paire de claques une fois rentré à la maison. Un peu dur,
certes, mais efficace : contrairement à la plupart des mignons
boutonneux que nous avons engendrés depuis, Georges et ses camarades
auraient pu tweeter et écrire des textos sans se ridiculiser (et sans me
faire grincer des paupières à la lecture de leur prose). Comme quoi,
une tarte à travers le museau par-ci par-là, hein... Mais je m'éloigne
là... Revenons à l'enfance des frères et sœurs Terraz. Une enfance
moyennement dorée sur tranche comme en témoigne cette copie d'un extrait
du manuscrit de Georges.
Voici
la maison où vécurent Georges et ses frères et sœurs. La bâtisse peut
sembler cossue à première vue. En réalité, comme vous pouvez le
constater, il s'agit d'un temple de l’Église Réformée. Démoli en 1972,
ce bâtiment comprenait au rez-de-chaussée une grande salle de culte, une
sacristie et une loge de concierge et, à l'étage, un appartement
réservé au Pasteur. Les divers ministres du culte ne l'ayant jamais
habité, Ernestine, Marc et leurs enfants furent autorisés à occuper ce
logement. En échange, Ernestine faisait office de concierge et
s'occupait de l'entretien de la salle de culte.
"Maman, écrit Georges, était chargée de balayer les sols, de laver les planchers à l'eau de javel et de les frotter à la paille de fer. Elle devait aussi cirer les bancs et entretenir les lampes à pétrole. Il y en avait 8 à 10, toutes en cuivre, qu'il fallait astiquer et faire reluire."
De son côté, le père de famille, Marc était employé à la distillerie "Pernod-Fils" qui produisait de l'absinthe. "Mes deux parents travaillaient tout le jour, raconte Georges, et la nuit, pendant que nous dormions, ils travaillaient encore, parfois jusqu'à deux heures du matin. Ils confectionnaient, pour la distillerie Pernod, des "paillons", sortes de protèges-bouteilles faits de paille de blé ou d'avoine, pour se faire un complément de salaire."
1914-1918 : La grande guerre
Les premières années de Georges se déroulèrent sans histoire, jusqu'à ce jour du 3 août 1914. "Il devait être 17 heures, raconte-t-il, lorsque j'entendis les cloches sonner le tocsin, tandis que le garde champêtre avec son clairon nous annonçait la déclaration de la
guerre. Toute la population était dehors, beaucoup de femmes pleuraient.
Nous, les petits, nous nous accrochions aux jupes de nos mères, ne réalisant
pas très bien ce qu'il se passait. Puis papa reçut sa feuille de route
et partit pour la guerre. Maman se retrouva donc seule avec quatre
enfants à charge : Paul, Marcelle, Émile et moi. En attendant le
retour de papa, comment maman allait-elle s'en sortir? Elle n'avait pas
de ressources, plus d'apport financier... Combien de temps le conflit
allait-il durer? Ne pouvant assurer notre subsistance, elle fut
contrainte de placer ses trois aînés chez des cultivateurs. C'est donc à
contrecœur qu'elle décida que nous irions "à Maître" pour garder les
troupeaux jusqu'à la Toussaint."
Un petit vacher de sept ans
C'est ainsi que Georges fera ses débuts de gardien de vaches à l'âge de sept ans, dans un hameau situé à quelques kilomètres de Pontarlier. "J'étais levé chaque jour à six heures du matin par le maître. J'avalais un bol de café avec un morceau de pain et, après la traite des vaches, je détachais celles-ci, je les faisais boire et je les conduisais au pâturage. Je les ramenais à l'étable en fin d'après-midi et je prenais l'étrille pour nettoyer la robe de mes bêtes. Je devais ensuite tasser le foin de la grange. Ce travail consistait à marcher dans le foin de long en large, dans tous les sens afin que le travail de tassement soit bien fait. C'était fatigant et l'odeur du foin me donnait des maux de têtes. Chaque matin, avec l'aide du patron, je retirais le fumier de l'étable qui était tenue bien propre. Parfois, on me réveillait vers cinq heures du matin pour aller porter leur petit déjeuner aux faucheurs qui travaillaient dans des prés à plusieurs kilomètres de la ferme. Je portais un bidon à étages trop lourd pour moi, contenant de la soupe et de la viande froide et, en bandoulière, une musette contenant du pain, du vin et du fromage. Avant de partir, la patronne me faisait ses recommandations: je ne devais pas lambiner, il me fallait bien suivre le sentier et surtout je devais veiller à être de retour pour sept heures du matin afin d'aller mener paître mes bêtes. Après le repas du soir -le plus souvent une potée aux choux- je regagnais le réduit qui me servait de chambre. L'endroit était meublé d'un misérable grabat (une paillasse bourrée de crin) et d'un tabouret. Pour tout éclairage, je disposais d'une bougie. J'accédais à mon domaine par une échelle de meunier. Mon lit douillet me manquait, mais ce qui me manquait le plus, c'était la présence de maman qui, lorsque j'étais à la maison, venait chaque soir me border, me faire dire le "Notre Père" et prier le Seigneur de protéger papa qui était à la guerre, là-bas, dans la boue des tranchées et le froid. Souvent, à la pensée de mes parents absents, mes yeux se mouillaient de larmes."
Souvenirs d'école
Durant toute la guerre, comme Paul et Marcelle, Georges sera placé chez des fermiers du Printemps jusqu'à la Toussaint. Le reste de l'année, les trois enfants allaient à l'école publique.
"Fin novembre, de retour à la maison, Paul Marcelle et moi reprenions le chemin de l'école, avec quelques mois de retard sur les autres enfants, dit Georges. Les galoches bien cirées, revêtus de nos sarraus (des petits tabliers noirs), munis de cartables en carton et les cheveux bien peignés, nous retrouvions nos petits camarades et notre maîtresse. En ce temps-là, des jeunes femmes remplaçaient les instituteurs partis à la guerre. Nos pupitres étaient en bois de hêtre et comprenaient deux trous aménagés pour y placer des encriers. Les porte-plume étaient fournis par l'école laïque, au même titre que les cahiers et les livres. Chaque semaine, la maîtresse nous donnait une plume dite "Gauloise" et c'était parti pour les pleins et les déliés. Gare à celui qui faisait des pâtés ! Durant la récréation, nous jouions aux billes, à la toupie ou aux osselets. Et nous chantions ceci: "Guillaume II ta choucroute, oui nous la mangerons. Nous casserons la croûte avec tes jambons. Nous irons boire la bière avec lui en Bavière. Si le canon gronde, c'est pour notre Liberté. Liberté du monde que l'on veut massacrer."
En classe, il nous arrivait de chahuter. Inutile de dire qu'alors les punitions tombaient drues ! Un jour où la classe était en ébullition (bagarres entre élèves, lancement de boulettes de papier, etc...), mon compagnon de pupitre et moi-même fument sévèrement punis. Lui, attrapa 500 lignes et 20 coups de règle sur les doigts. Moi, je fus gratifié de 100 lignes et de 10 coups de règle. Je vous prie de croire que cela fait mal, surtout que la maîtresse y allait de bon cœur! Parfois, elle nous mettait à la porte. Il faisait froid dans ce couloir non chauffé. Vers 16h00, l'institutrice allumait les lampes à gaz et c'était l'étude jusqu'à 18h00."
L'Armistice
Le lundi 11 novembre 1918, à 11 heures, les cloches sonnent à la volée dans toute la France.
Au front, les clairons bondissent sur les parapets et sonnent le cessez-le-feu. Les hommes relèvent la tête. Partout les cris fusent: "Levez-vous !", "Au Drapeau !".
La Marseillaise jaillit à pleins poumons des tranchées. En face, dans le camp allemand, le soulagement est le même.
Pour la première fois depuis quatre ans, Français et Allemands peuvent se regarder sans s'entretuer : un armistice a été conclu le matin-même entre les Alliés et l'Allemagne. De part et d'autre, les survivants veulent croire que cette guerre qui s'achève restera la dernière de l'Histoire, la «der des der »...
Ce détestable conflit laissera derrière lui neuf millions de morts et six millions de mutilés.
Marc Terraz est rentré de la guerre en novembre 1918, sans blessures apparentes mais les poumons touchés. Il a été embauché à Pontarlier, dans une usine métallurgique où l'on travaillait encore pour l'armement.
« retour accueil La cousinade 2016 »
Marc Terraz est rentré de la guerre en novembre 1918, sans blessures apparentes mais les poumons touchés. Il a été embauché à Pontarlier, dans une usine métallurgique où l'on travaillait encore pour l'armement.
« retour accueil La cousinade 2016 »
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